mardi 14 avril 2009


samedi 11 avril 2009

Discours de M. COMBES (1904)

MESSIEURS,

Quelque éloigné que je sois par habitude et par goût de rechercher les occasions de me produire en public, je ne peux que m'applaudir aujourd'hui d'avoir cédé aux instances de mon excellent ami, M. Bienvenu Martin, et de vos autres représentants, et d'avoir accepté la présidence de cette fête locale. L'accueil si cordial qui m'était réservé, l'universelle et manifeste allégresse de la foule, la spontanéité des ovations vraiment enthousiastes dont je suis l'objet, toutes ces marques de la communauté de sentiments qui m'unit à vos populations si ardemment, si profondément républicaines, sont bien propres à échauffer l'âme la plus froide et à laisser dans l'imagination la moins impressionnable d'ineffaçables souvenirs.

(Applaudissements.)

II déplaît à certaines gens que j'invoque ces manifestations populaires. C'est à leurs yeux, d'un très mauvais goût de l'aire étal des adhésions publiquement données par le parti républicain à la politique du Cabinet. La publicité n'est bonne, paraît-il, que pour les protestations dirigées contre cette politique. Celles-là, le Gouvernement est tenu de les subir et de les enregistrer. Mais il lui est interdit surtout de s'en autoriser pour persévérer dans une politique si malencontreusement encouragée. Qui sait si je ne donne pas moi-même, en la défendant, un détestable exemple de suffisance et d'indélicatesse ? Peut-être même n'ai-je pas le droit de faire observer que je suis obligé de me justifier par cela même qu'on m'accuse. Car on me répondrait que le moi est haïssable et doit être banni de mes discours. Messieurs, au risque de m'exposer à des critiques encore plus acerbes, je ne me départirai pas de la règle générale que je me suis tracée. Si je me fais quelquefois un devoir et toujours un plaisir de participer à des fêtes populaires, ce n'est pas, croyez-le bien, pour la vaine et puérile satisfaction d'y faire acclamer le Président du Conseil, c'est pour soumettre sa personne et ses actes à l'appréciation de ses juges naturels, les électeurs républicains, et ma règle absolue est de leur exposer en toute franchise ce que j'ai fait et ce que je me propose de faire.

(Vifs applaudissements.)

Il y a du moi forcément dans cette façon d'opérer. Mais je me permets de penser que ce moi n'est haïssable que pour ceux qui font métier de haïr la politique dont il est l'organe, politique essentiellement agissante, qui ne vise pas plus à la finesse des aperçus et à l'élégance des formules qu'à la pompe des phrases, politique résolument réformatrice, qui puise sa raison d'être et ses motifs d'action dans les besoins reconnus et les aspirations constatées du parti républicain, politique de combat pour le présent et de paix pour l'avenir, qui se rattache à sa politique courageuse et prévoyante de nos chefs les plus honorés, Gambetta, Jules Ferry, Paul Bert, Waldeck-Rousseau, et se caractérise par la même lutte ardente, la même offensive vigoureuse contre le même ennemi, cette réaction cléricale au sein de laquelle se sont données rendez-vous les convictions hésitantes et les factions hostiles à la République.

J’ai nommé Waldeck-Rousseau. Ce grand républicain nous appartient après sa mort quoi que l'Eglise ait pu entreprendre sur son cadavre (Vifs applaudissements), quoi que la congrégation ait pu comploter contre sa mémoire, comme il nous appartenait de son vivant, nonobstant certaines divergences de vues, qui s'expliquent facilement par la trempe de son caractère et des détails encore ignorés ou mal connus des deux dernières années de sa vie.

Messieurs, tant que sera nécessaire notre politique d'action républicaine, nous serons condamnés à entendre les mêmes accusations injustes, à subir les mêmes attaques passionnées, et nous serons conduits, comme contre - partie, à présenter des réfutations de ces attaques et de ces accusations. Le pays jugera les uns et les autres. Que dis-je ? Le pays a déjà jugé, et il a jugé contre les attaques en faveur des réfutations.

(Applaudissements.)

Les Dernières élections

Je me fonde pour le déclarer sur les deux dernières consultations du suffrage universel. Oui, Messieurs, le pays est maintenant fixé sur le caractère véritable des élections municipales. Il sait qu'elles ont procuré au gouvernement un succès du meilleur aloi.

L'opposition, déconcertée par ce succès, s'est bien ingéniée tout d'abord à nier sa signification politique et son étendue, Mais ses dénégations de la première heure n'ont pu tenir contre l'évidence des faits.

Elles ont été promptement démenties par la nomination des municipalités, qui a mis en pleine lumière de la façon la plus saisissable la vraie composition des Conseils municipaux, avec cette particularité précieuse à relever, que nombre de Conseils, classés d'abord douteux par les Préfets, à qui le Gouvernement avait prescrit la plus scrupuleuse sincérité, se sont révélés d'eux-mêmes, par le choix des Maires, comme nettement acquis à la politique gouvernementale.

Puis, Messieurs, sont arrivées place Beauveau les adresses de sympathies et de dévouement en nombre tellement considérable que les plus anciens fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur ne se souviennent pas d'avoir assisté, sous aucun autre Cabinet, je ne dis pas à une telle affluence, je dis à quelque chose d'approchant.

(Vifs applaudissements.)

Messieurs, la déconvenue n'a pas été moins cruelle pour les adversaires du Gouvernement dans les élections départementales. Au lendemain de cet autre scrutin, qui trompait leurs prévisions effrontément optimistes, certains d'entre eux ont essayé de balbutier quelques réponses incohérentes, de se réfugier dans quelques réserves embarrassées.

D'autres ont pris prétexte de quelques erreurs de noms commises par des correspondants mal informés d'une agence pour jeter de la suspicion sur les statistiques du Ministère et révoquer en doute leur exactitude. Cette pitoyable échappatoire a été dédaignée même par une partie de leurs amis. Car, si les journaux progressistes, remontés de leur premier désappointement à grand renfort d'audace par une association soi-disant nationale républicaine et, plus exactement, nationaliste républicaine, ont persisté à soutenir que le Ministère avait essuyé un revers électoral, les organes d'une opposition plus accentuée et plus franche, sans être plus violente, ont avoué honnêtement, en face des résultats vérifiés, que le suffrage universel, en s'obstinant dans un engouement aveugle pour le Cabinet, décourageait l'opposition la plus intrépide.

(Applaudissements.)

Et pourtant, Messieurs, jamais circonstances politiques n'avaient été plus propices à une levée de boucliers contre le Ministère. Le conflit du Gouvernement français avec la Papauté avait atteint son plus tout point d'acuité. Il venait d'aboutir à la rupture des relations diplomatiques.

(Applaudissements répétés.)

L'opposition s'attendait cette fois, du moins paraissait s'attendre à une protestation générale du suffrage populaire. Elle comptait que la France, témoin attristé des méfaits d'un gouvernement sectaire, saisirait avec empressement l'occasion de lui signifier qu'elle en avait assez de sa politique irréligieuse et qu'elle allait châtier par son bulletin de vote les attentats journellement perpétrés contre le Dieu de ses pères.

Hélas ! Messieurs, le Dieu de nos pères, qui devait armer d'un papier vengeur la main de l'électeur, s'est montré d'une longanimité, d'une indifférence sans pareille. Nulle part ses éclairs n'ont illuminé le ciel politique. Nulle part sa foudre n'a pulvérisé les urnes criminelles.

(Rires et applaudissements.)

Le scrutin s'est déroulé tout le long du jour dans une tranquillité parfaite. Catholiques et mécréants se sont coudoyés devant l'urne sans éprouver la moindre envie d'en venir aux mains.

Visiblement, ce jour-là, le ciel s'est désintéressé des choses de la terre, et peut-être, ce faisant, a-t-il voulu donner à ses croyants un exemple salutaire, dont nous souhaitons qu'ils se souviennent, quand les Chambres auront à instituer un nouveau mode d'existence pour les deux sociétés, civile et religieuse.

Le dépouillement des votes et la proclamation du scrutin se sont faits au milieu du même calme. Il en est sorti, à la confusion de ceux qui avaient spéculé sur une intervention céleste, une nouvelle approbation de la politique gouvernementale et un surcroît de force pour le Cabinet. Toutes les Croix de France en ont tressailli d'horreur. Tous les journaux de sacristie en ont poussé des cris de colère. Mais tous ont été d'accord pour reconnaître à cette importante consultation le caractère d'une épreuve éminemment douloureuse à l'âme des dévots et des dévotes.

Une Statistique édifiante

Au reste, Messieurs, jamais douleur ne fut plus justifiée. 1 554 conseillers généraux étaient soumis au renouvellement. De ce nombre, 844 étaient ministériels, 673 antiministériels, 37 douteux. Après le renouvellement, le nombre des ministériels monta de 844 à 978 ; celui des antiministériels baissa de 673 à 535 ; celui des douteux fut de 41.

Il faut bien supposer que les journaux progressistes ont été moins prompts dans la soumission due aux dessins impénétrables de la Providence, ou peut-être, sont-ils restés quelque peu voltairiens, en dépit de leurs accointances intimes avec les défenseurs de l'autel. Car ils ont continué de passer les opérations du scrutin au crible de leur incrédulité rechignante, ils ont découvert que cinq ou six députés du Bloc ont succombé dans la journée du 31 juillet, par suite de circonstances locales.

Ils ont découvert en même temps que 41 conseillers généraux ministériels avaient été battus, et ils ont opposé triomphalement défaites partielles à la victoire d'ensemble et aux 171 gains des troupes gouvernementales ces partielles à la victoire d’ensemble et aux 171 gains des troupes gouvernementales. On se console comme on peut. Les journaux progressistes se sont consolés, en donnant une vigoureuse entorse aux règles de l'arithmétique. (Rires et applaudissements.)

Malheureusement pour eux, cette maigre consolation n'a pu les préserver d'un déboire final. Les Conseils généraux se sont réunis. Les effets de l'élection ont apparu à ce moment sous la forme la moins discutable. Chaque département a pu les contrôler, en comparant les bureaux nouvellement élus avec les bureaux antérieurs.

Avant le renouvellement, les bureaux des assemblées départementales se divisaient de la manière suivante :

- Bureaux ministériels : 61
- Bureaux antiministériels : 26
- Bureaux mixtes et douteux : 3

Après le renouvellement, la composition des bureaux a été modifiée comme suit :

- Ministériels : 62
- Antiministériels : 20
- Douteux : 3

En outre, les ministériels gardent la majorité connue avant, dans les Conseils généraux des Bouches-du-Rhône, des Alpes-Maritimes, du Gers, de la Corse et des Pyrénées-Orientales, qui ne se sont pas encore réunis. Ce qui porte à 67 le nombre des Conseils généraux ministériels. Ainsi, les ministériels ont déplacé à leur profit la majorité dans 6 Conseils généraux.

La plupart de ces Conseils ont voulu corroborer par une manifestation expresse de leurs sentiments la signification d'ailleurs non équivoque qui se dégageait de l'élection de leurs bureaux.

Cinquante ont fait parvenir au Ministère, sous forme d'adresses, l'assurance de leur sympathie et de leur concours.

Messieurs, au simple énoncé des chiffres que je viens de citer, l'esprit le moins logique conclura nécessairement que la politique ministérielle est sortie victorieuse de la dernière épreuve.

(Vifs applaudissements.)

La conclusion s'imposera d'autant plus rigoureusement que les partis d'opposition avaient fait porter tous leurs efforts, concentré tous leurs appels aux électeurs sur le désaveu de cette politique. Aussi, n'est-ce plus que pour la forme et du bout des lèvres qu'ils imputent la victoire du Cabinet à la pression administrative et à l'intimidation. Comme si une telle pression était possible à un Gouvernement dépourvu des moyens de l'exercer ! Comme si l'intimidation pouvait se concevoir dans un régime de libertés publiques, qui soustrait le dernier des citoyens à l'autorité arbitraire du pouvoir !

La vérité, Messieurs, c'est que les élections des Conseils généraux ont jeté l'opposition dans le plus complet désarroi ; c'est qu’elles ont attesté avec éclat la parfaite identité d'aspirations et de vues qui existe entre le Ministère et le pays républicain. (Cris : Oui ! Oui ! Applaudissements.)

Certes, le Cabinet ne saurait être mal venu à s'en glorifier. Mais ce serait rapetisser misérablement le succès obtenu que de le restreindre aux proportions d'une satisfaction ministérielle, quelque légitime qu'elle puisse être. Le succès fait plus qu'honorer les hommes qui détiennent le pouvoir. Il consacre un système politique pratiqué depuis plus de deux ans avec un esprit de suite que personne ne contestera, attaqué dans le même laps de temps par tous les partis d'opposition avec un acharnement qu'on ne contestera pas davantage, et cette consécration est d'autant plus imposante qu'elle s'ajoute à une consécration de même nature, qui s'est produite dans des conditions identiques trois mois auparavant.

Messieurs, le système politique en question consiste dans la subordination de tous les corps, de toutes les institutions, quelles qu'elles soient, à la suprématie de l'Etat républicain et laïque.

Il a pour base, en thèse générale, le principe fondamental de la Révolution, la souveraineté nationale, pour formule dernière et pour conclusion, la sécularisation complète de la société.

La République de 1870 a débarrassé la France de la dernière forme de la Monarchie. Le Ministère actuel entend que la République de nos jours l'affranchisse absolument de toute dépendance, quelle qu'elle soit, à l'égard du pouvoir religieux.

Tous ses actes depuis son avènement au pouvoir ont été calculés vers ce but. C'est pour l'avoir poursuivi avec une opiniâtreté de tous les instants qu'il a ameuté contre lui les tenants de toutes les réactions ; de la réaction royaliste, dont le représentant se morfond piteusement dans les intrigues impuissantes de l'exil ; de la réaction bonapartiste, qui guette inutilement derrière quelque caserne l'occasion d'un coup de force ; de la réaction nationaliste, qui ne rougit pas de prostituer le patriotisme à la résurrection du pouvoir personnel ; de la réaction cléricale, la plus insidieuse et la plus redoutable de toutes, parce qu'elle est le trait d'union des trois autres et qu'elle déguise sous un masque républicain son projet d'asservissement intellectuel et moral.

(Applaudissements. )

L'oeuvre de sécularisation du Ministère

Messieurs, quand nous avons pris le pouvoir, nous avons trouvé la France envahie et à demi conquise par les ordres religieux. Notre premier soin a été de refouler les envahisseurs au delà des frontières.

La loi des associations nous en fournissait les moyens à l'égard des congrégations non autorisées. Nous en avons fait l'application à tous les ordres enseignants, prédicants et commerçants, qui n'avaient pas d'existence légale.

Des décrets du premier Empire et une loi de la Restauration, aggravés par d'autres décrets subséquents, avaient livré la France à une invasion monacale plus ancienne, qui l'avait couverte d'un flot dévastateur de 914 congrégations. Sans désemparer, nous avons pris à partie celles de ces congrégations qui s'adonnaient à l'enseignement et qui, par un enseignement de doctrines contre-révolutionnaires, battaient en brèche l'édifice républicain.

Nous avons proposé et fait voter par les Chambres la suppression des congrégations enseignantes.

Conformément à ce vote, nous avons fermé aussitôt leurs établissements, partout où nos écoles communales disposaient de locaux assez vastes pour recevoir leurs élèves.

Nous ne perdons pas de vue qu'il nous appartient de fixer des délais pour la fermeture des autres établissements similaires, en tenant compte de la situation financière des communes. Nous nous emploierons de notre mieux à l'accomplissement de cette tache. Car il nous tarde plus qu'à qui que ce soit de pouvoir dire en toute vérité qu'en France l'enseignement congréganiste a vécu.

(Bravos)

Messieurs, s'il se rencontrait par hasard dans cette réunion, comme il s'est rencontré fâcheusement ailleurs, des républicains assez mal avisés pour nous reprocher d'avoir fait jusqu'à ce jour de la lutte contre les congrégations l'objet principal de notre activité et le point culminant de notre politique, qu'ils veuillent bien méditer un petit tableau d'ensemble qui les éclairera tout à la fois sur l'étendue du péril couru par la République et sur la nécessité d'une action décisive pour le conjurer.

Au moment de notre arrivée aux affaires, le 7 juin 1902, il existait, eu France, 914 congrégations autorisées, dont 5 congrégations d'hommes et 909 congrégations de femmes, et 457 congrégations en instance d'autorisation, dont 61 d'hommes et 396 de femmes, en tout 1 371 congrégations.

Oui, Messieurs, dans ce beau pays de France, où la liberté, paraît-il, n'est plus qu'un souvenir de temps lointains, sous cette République, qui n'a pas d'égale au monde pour l'intolérance, au dire de la société bien pensante, un siècle seulement après la Révolution française, qui avait aboli les ordres monastiques, 1371 congrégations religieuses d'hommes, de femmes, autant ou plus que l'ancien régime n'en avait connu, s'étaient librement et grassement constituées.

Les 5 congrégations d'hommes autorisées occupaient 1 450 établissements et les 909 congrégations de femmes étaient réparties dans 15 915 établissements.

Quant aux congrégations en instance d'autorisation, les 61 congrégations d'hommes avaient fondé 1 964 établissements et les 396 congrégations de femmes, 1 534 établissements.

Ainsi, Messieurs, les établissements congréganistes de tout genre s'élevaient au chiffre formidable de 20 823. (Exclamations.)

Ce chiffre se décomposait en 16 904 établissements enseignants et 3 919 établissements mixtes, c'est-à-dire enseignants et hospitaliers ou contemplatifs, ou bien purement hospitaliers ou purement contemplatifs.

Pour des raisons connues de tout le monde et approuvées par le Parlement, le Ministère a dû négliger pour un temps la dernière catégorie d'établissements et s'occuper d'abord des établissements d’enseignements, les plus dangereux sans contredit pour l'avenir de la République.

Messieurs, vous l'avez vu à l'oeuvre. C'est à vous de dire s'il s'est montré à hauteur de sa tâche.

Sans se lasser une minute, pendant deux années consécutives, sans prendre garde aux injures, aux calomnies, ce qui devait lui être plus pénibles, aux défections, il a continué méthodiquement la mission dont il s’était chargé.

A l’heure actuelle, sur 16 904 établissements d’enseignement congréganiste, 13 904, près de 14 000, ont été fermés. Nous nous proposons d’utiliser les crédits inscrits au budget de 1905 pour prononcer 500 fermetures nouvelles sur 3 000 établissements qui restent à supprimés.

(Vifs applaudissements.)

Les insolences de la Papauté Messieurs, c’est beaucoup, on en conviendra, pour un Ministère forcé de combattre à tout instant pour son existence propre, d’être parvenu à expulser de notre France les ordres religieux qui aspiraient à la subjuguer. Il nous reste un autre devoir à remplir pour répondre à l’attente du parti républicain, c’est de libérer la société française de la sujétion traditionnelle que font peser sur elle les prétentions ultramontaines.

(vifs applaudissements)

Depuis un siècle, l'Etat français et l'Eglise catholique vivent sous un régime concordataire qui n'a jamais produit ses effets naturels et légaux. Ce régime a été présenté au monde comme un instrument de pacification sociale et religieuse. C'est là, du moins, le caractère conventionnel que ses partisans lui ont gratuitement attribué. En réalité, il n'a jamais été qu'un instrument de lutte et de domination.

Sous les gouvernements autoritaires, comme le premier Empire, l'Etat s'en est servi pour contraindre le clergé catholique à la soumission la plus humiliante, aux adulations les plus basses, même à un rôle répugnant de policier, en usant contre les ministres des cultes récalcitrants de moyens coercitifs violents.

(Cris : Oui ! oui ! et applaudissements.)

Sous les gouvernements faibles et timorés, qui se piquaient de pratiquer l'alliance du trône et de l'autel, c'est l'Eglise qui s'est prévalue du Concordat pour assurer sa prépondérance, en supprimant de fait toutes les clauses des articles organiques qui gênaient son dogmatisme intolérant.

La République, n'ayant pour elle ni la crainte résultant des habitudes violentes du pouvoir personnel, ni les bénéfices corrélatifs d'une pieuse docilité, s'est débattue depuis plus de trente ans dans des difficultés inextricables pour régler, conformément au pacte concordataire, les rapports de l'autorité civile et de l'autorité religieuse. Toutes ses tentatives sont demeurées infructueuses. Ses ministres, même les mieux intentionnés, ont du céder finalement, après d'inutiles efforts, ou sentiment de leur impuissance.

On peut dire que, depuis plus de trente ans, le pouvoir ecclésiastique a exploité le Concordat au profit de ses intérêts avec une hardiesse croissante. II l'a audacieusement violé, il l’a violé sans discontinuité dans toutes celles de ses prescriptions qui proclament les droits du pouvoir civil.

(Bravos.)

Et ce n'est pas 1à, Messieurs, une affirmation sensationnelle, une thèse de circonstance réservée à dessein pour une réunion populaire. Je l'ai portée moi-même, il y a dix-huit mois, à la tribune du Sénat, en l'appuyant de nombreux exemples, tous plus convaincants les uns que les autres, et le Sénat en a reconnu le bien fondé, puisqu'il a ordonné l'affichage de mon discours.

Mais, Messieurs, sans même remonter à cette date, prenez les faits les plus récents. Qu'avez-vous vu hier ? Que voyez-vous aujourd'hui ?

Vous avez vu nos évêques, à très peu d'exceptions près, au mépris des prohibitions les plus certaines de notre législation concordataire, se concerter en vue de manifestations collectives, ou se livrer, tantôt isolément, tantôt simultanément, à des manifestations individuelles contre les actes les plus réguliers du gouvernement.

Vous les avez vus, vous les voyez quotidiennement, en guise de bravade contre l'application de la loi des associations aux ordres religieux, ouvrir avec fracas les chaires de nos églises aux membres des congrégations dissoutes, qui n'ont jamais eu le droit d'y monter.

Vous les avez vus, vous les voyez s'insurger avec arrogance contre les décisions des Chambres et l'autorité de la loi, prêcher l'insoumission à leurs fidèles dans des documents publics, en alléguant que la loi des hommes doit s'effacer devant la loi de Dieu, encourager, a l'occasion de l'exécution des mesures les plus légales, les mouvements les plus tumultueux, quand ils ne les provoquent pas eux-mêmes, et recevoir de Rome à ce propos des approbations explicites.

Rome, de son côté, sans nul souci de nos textes légaux les plus formels, donne pleins pouvoirs à son nonce et à ses tribunaux étrangers de correspondre directement avec nos évêques, de fausser la situation officielle de ceux qui lui déplaisent, en les mutilant dans leurs attributions essentielles, de leur intimer des ordres manifestement contraires aux lois organiques du Concordat.

Alors que le Concordat attribue au Gouvernement, de la façon la plus nette, la nomination des évêques, Rome refuse systématiquement l'investiture canonique aux prêtres promus à l'épiscopat par le Gouvernement, sous prétexte qu'elle doit être consultée préalablement à toute nomination. Elle s'arroge ainsi le droit d'écarter de l'épiscopat qui bon lui semble, en dehors de toute raison canonique de doctrine ou de moralité, sans même se croire obligée de fournir le moindre motif à l'appui de ces évictions arbitraires. C'est le bon plaisir remplaçant la légalité concordataire.

Malheur à ceux de nos prêtres qui sont signalés là-bas par les meneurs de notre réaction ou par les Jésuites dispersés dans nos villes, comme coupables d'une soumission respectueuse au Gouvernement et aux lois de leur pays !

Même les immixtions anticoncordataires dans nos affaires intérieures ne suffisent plus à la Papauté.

Qui de vous ne se souvient de son injurieuse protestation contre la visite rendue par le Président de la République au souverain de l'Italie ? Qui n'a présente à l'esprit la circulaire insolente envoyée à ce propos par la Curie romaine aux puissances catholiques de l'Europe ?

Ainsi, Messieurs, nous devons l'avouer humblement, nous n'avons pas été plus heureux que nos devanciers dans nos efforts obligatoires pour réfréner chez les représentants du pouvoir religieux le mépris outrecuidant du texte concordataire. (applaudissements)

Vainement, au début de notre Ministère, avons-nous annoncé que nous nous placions sincèrement sur le terrain du Concordat. Vainement, avons-nous déclaré que nous ferions l'essai loyal de ce régime, estimant qu'il serait prématuré et impolitique de l'abandonner avant de l'avoir soumis à une dernière et décisive expérience. Loin de s'arrêter, les violations du Concordat par le pouvoir ecclésiastique ont suivi leur cours habituel.

Je ne dis pas assez : elles se sont multipliées au delà de toute mesure, elles se sont en quelque sorte exaspérées, à la suite de l'application de la loi des associations aux ordres religieux. La Curie romaine et l'épiscopat français n'ont plus observé le moindre ménagement dans l'exposé public comme dans la mise en pratique de leurs prétentions.

Une heure est venue, où patienter encore et nous taire n'aurait pas été seulement une faiblesse insigne, mais une abdication avouée de nos droits, un manquement impardonnable à nos devoirs.

Force nous était, sous peine de trahison envers la République, d'élever une suprême protestation.

(Vifs applaudissements.)

Nous avons mis en demeure le pouvoir ecclésiastique, violateur obstiné du pacte concordataire, de rentrer dans la vérité, dans le respect légal du texte, de nous faire savoir une fois pour toutes, par oui on par non, s'il entendait se soumettre aux obligations du Concordat, comme le Gouvernement s'y était lui-même constamment soumis.

La mise en demeure restant sans effet, nous avons signifié au Vatican la rupture des relations diplomatiques.

La Dénonciation du Concordat est à présent inévitable

Messieurs, aucun homme réfléchi n'a pu se méprendre sur la situation nouvelle qui est née, tant des réponses évasives de la Curie romaine que de la résolution prise par le Gouvernement. Le pouvoir religieux a déchiré ostensiblement le Concordat. En ce qui me concerne personnellement, il n'entre pas dans mes intentions de le rapiécer. Ce serait perdre son temps et duper l'opinion républicaine que de l'essayer.

(Bravos.)

En séparant délibérément la convention diplomatique des articles organiques qui avaient déterminé les Chambres françaises à l'accepter, le Pape de l'époque et, après lui, ses successeurs, lui ont ôté son efficacité, par cela même qu'ils ont annulé les règlements de police destinés à l’appliquer. Faut-il rappeler, au surplus, que l'avant-dernier Pape, Pie IX, l'a caractérisée expressément comme un don gracieux de la puissance pontificale, comme une simple concession motivée par la dureté des temps ? Tout aussi hardi et tout aussi franc, le Pape de nos jours, qui certes n'a pas adopté le vocable qu'il porte pour renier les doctrines de Pie IX, ne se prêterait pas à une convention nouvelle qui ne serait pas la justification explicite de l'attitude antérieure de la Papauté. Comme aucun Ministère français, fût-il composé des éléments républicains les plus modérés, ne pourrait entrer dans une négociation de cet ordre sans revendiquer hautement les droits méconnus de l'Etat, il est évident que la seule voie restée libre aux deux pouvoirs en conflit, c'est la voie ouverte aux époux mal assortis, le divorce et, de préférence, le divorce par consentement mutuel.

(applaudissements et rires)

Je n'ajoute pas, remarquez-le, pour cause d'incompatibilité d'humeur. Car il ne saurait être question, dans l'espèce, d'accès d'irritation et de mauvaise humeur. Il s'agit d'une chose bien autrement sérieuse et grave ; il s'agit d'une incompatibilité radicale de principes.

(rires et applaudissements)

Ce que devra être le Régime nouveau

Messieurs, je crois sincèrement que le parti républicain, éclairé enfin pleinement par l'expérience des deux dernières années, acceptera sans répugnance la pensée du divorce, et je crois aussi, disons mieux, je suis sûr qu'il l'acceptera, non dans un sentiment d'hostilité contre les consciences chrétiennes, mais dans un sentiment de paix sociale et de liberté religieuse. C'est aussi sous l'empire du même sentiment que la Chambre abordera la question de la séparation des Eglises et de l'Etat, déjà étudiée avec beaucoup de soin par une des Commissions dont les travaux, heureusement empreints d'un sincère désir de conciliation, serviront de base à une discussion également conciliante et sincère.

Il importe que les républicains fassent preuve dans ce débat d'une largeur d'idées et d'une bienveillance envers les personnes qui désarment les défiances et rendent acceptable le passage de l'ordre de choses actuel à l'ordre de choses à venir.

Qu'il s'agisse des édifices affectés au culte ou des pensions à allouer aux titulaires actuels des services concordataires, il n'est pas de concession raisonnable, pas de sacrifice conforme à la justice que je ne sois disposé pour ma part à conseiller, afin que la séparation des Eglises et de l'Etat inaugure une ère nouvelle et durable de concorde sociale, en garantissant aux communions religieuses une liberté réelle sous la souveraineté incontestée de l'Etat.

(applaudissements)

Messieurs, nous nous étions figuré, sur la foi des déclarations hautaines, que formulaient, au nom de l'Eglise, des organes réputés autorisés, que le pouvoir religieux, loin de répugner à une séparation, ne demanderait pas mieux que de recouvrer son indépendance sous une législation lui assurant le libre fonctionnement de son culte. Il paraît que nous nous trompions. Car on nous a prévenus que la doctrine catholique repousse tout système de liberté réciproque dans les rapports de l'Eglise et de l'Etat, et l'on a invoqué, à l'appui de cette thèse, l'encyclique fameuse de Pie IX, le Syllabus. C'est une singulière façon de restituer à l'idée concordataire la faveur qu'elle a perdue dans l'opinion que de la placer sous l'égide du Syllabus, cet effroyable répertoire des sentences les plus oppressives pour la conscience et la raison humaines.

Heureusement, messieurs, nous ne sommes plus au temps on l'on pouvait s'émouvoir des anathèmes perfectionnés que le Syllabus prodigue à ceux qui le méconnaissent, et nous ne ferons pas aux républicains, même les plus timides, l'injure de croire qu'ils puissent se déterminer par des arguments de ce genre.

(applaudissements et rires)

Le Protectorat d'Orient

Nous pensons de même qu'aucun d'eux ne se laissera ébranler dans ses résolutions par la menace que des feuilles amies du Vatican nous ont faite de perdre, à la suite de la séparation des Eglises et de l'Etat, le protectorat des chrétiens dans les contrées orientales.

D'abord, les deux questions ne sont pas nécessairement liées ensemble, l'une concernant uniquement nos rapports avec la Papauté, l'autre nos relations diplomatiques avec d'autres puissances. Mais je veux, sans m’arrêter à cette considération, envisager directement l'éventualité dont on cherche à nous effrayer.

Si la croyance des siècles passés a attaché au protectorat une idée de pieux dévouement et de grandeur chrétienne si elle a servi notre influence à une époque de foi, il s'est trouvé alors aussi, qu'on ne l'oublie pas, d'autres motifs très positifs et très humains, qui ont contribué largement à faire décerner à l'ancienne France un privilège glorieux, j'en conviens, dans l'esprit de ce temps, mais parfois encore plus embarrassant que glorieux.

(Approbations.)

Il fallait, pour l'exercer, une puissance militaire et navale de premier ordre. La France réunissait cette double condition. Notre pays a rempli honorablement les obligations découlant des capitulations et des traités, et il peut s'étonner à bon droit de la menace dont il est l'objet.

Mais, Messieurs, la Papauté s'abuse, si elle s'imagine nous amener par ce procédé comminatoire à quelque acte de résipiscence. Nous n'avons plus la même prétention au titre de fille aînée de l'Eglise, dont la monarchie se faisait un sujet d'orgueil pour la France, et nous avons la conviction absolue que notre considération et notre ascendant dépendent exclusivement aujourd'hui de notre puissance matérielle, ainsi que des principes d'honneur, de justice et de solidarité humaine, qui ont valu à la France moderne, héritière des grandes maximes sociales de la Révolution, une place à part dans le monde.

(Applaudissements prolongés.)

Je me refuse donc à considérer le privilège dont il s'agit comme un motif susceptible de nous détourner de la séparation de l'Église et de l'Etat et, à plus forte raison, de nous faire passer sous les fourches caudines de la Papauté.

J'observe, en outre, que les autres puissances n'ont pas attendu que la séparation fût votée pour substituer vis a vis de leurs nationaux, comme le suggèrent la raison et la nature des choses, leur initiative propre à celle de notre diplomatie.

Le Programme du Cabinet

Messieurs, tout à l'heure, j'ai cru devoir résumer devant vous en quelques chiffres significatifs les résultats de notre lutte contre la congrégation, afin que vous puissiez vous rendre compte de son importance et de ses difficultés. Quand même une pareille lutte aurait absorbé entièrement notre action gouvernementale, nous estimons que nous aurions assez fait pour qu'on nous pardonnât, d'avoir négligé momentanément d'autres affaires, d'avoir ajourné temporairement d'antres solutions.

Qui donc oserait soutenir que c'est trop de deux ans de travaux continus pour l'oeuvre de sécularisation entreprise par le Cabinet ?

(Applaudissements. )

Mais, quoi qu'en disent des adversaires trop visiblement désireux de s'emparer du pouvoir pour n'être pas suspects de partialité, notre oeuvre de sécularisation n'a pas été exclusive des réformes politiques et des améliorations sociales. En même temps que nous arrachions la société française à l'accaparement congréganiste, nous poursuivions l'exécution d'un programme bien défini, qui satisfait aux exigences les plus pressantes de la démocratie.

(Applaudissements.)

Je l'ai si souvent exposé que je retomberais certainement dans des redites fatigantes, en l'exposant encore. Qu'il me suffise de rappeler que la réduction du service militaire y figure, à côté de l'impôt sur le revenu et des retraites ouvrières.

Les événements y ajoutent la séparation des Eglises et de l'Etat.

( Triple salve d’applaudissements. )

J'ai eu l'occasion d'indiquer à la tribune du Parlement suivant quel rang ces divers projets de première importance me semblaient pouvoir venir en discussion. Je n'y trouve rien à changer.

Il a été décidé par la Chambre que la session d'octobre s'ouvrirait au Palais-Bourbon par la discussion de l'impôt sur le revenu.

Il a été aussi implicitement convenu que la Chambre inscrirait en tête de son ordre du jour pour la session ordinaire de 1905 la proposition de loi relative aux retraites ouvrières.

Tous les partis, je l'espère, seront d'accord pour demander, et, en tout cas, je demanderai instamment moi-même que le débat sur la séparation des Eglises et de l'Etat commence immédiatement après. Dans le cours de la session extraordinaire de cette année, la réduction du service militaire, qui nécessite une nouvelle délibération du Sénat, devra être définitivement votée.

(Applaudissements. )

Un crédit de quelques mois, fait au Cabinet, permettra de liquider un ordre du jour ainsi arrêté. C'est beaucoup demander, je le sais, à des ambitions impatientes que de réclamer un crédit de quelques mois.

Cependant j'aime à croire que, le premier moment de déplaisir passé, la solidité de leurs convictions républicaines reprendra le dessus et que, par l'ardeur généreuse qu'elles mettront à seconder l'action du Cabinet, elles abrégeront elles-mêmes le temps d'épreuve que les circonstances actuelles imposent à leur dévouement. Messieurs, fussions-nous déçus dans cette attente, nous comptons sur l'union persistante des groupes de gauche pour nous aider à surmonter les difficultés. Nous comptons sur cette union et nous avons le droit d'y compter, tant que les raisons qui l'ont fait naître n’auront pas disparu et tant que les groupes animés de l'esprit clérical s’uniront de leur côté pour entraver la marche du progrès républicain.

L'union des gauches s'est retrouvée résolue et compacte dans toutes les occasions critiques.

Elle se retrouvera telle au début de la session prochaine pour achever de concert avec le Gouvernement son oeuvre de défense et d'action républicaines.

Messieurs, un Cabinet peut avoir toute confiance dans la fidélité de ceux qui le soutiennent, quand ses regards tombent sur les hommes qui m'entourent, sur des collaborateurs aussi dévoués que mon ami Bienvenu-Martin, le Président si hautement considéré de la gauche radicale-socialiste (Vifs applaudissements) et ses collègues républicains de la représentation de l'Yonne, sénateurs et députés, que j'ai à coeur de louer publiquement par une parole de justice, qui sera en même temps une parole de reconnaissance pour leur attachement inébranlable à la politique du Gouvernement.

Messieurs, un de vos élus manque à cette fête, un des plus appréciés, des plus laborieux et des plus fidèles, notre ami Merlou. Mais il est de coeur avec nous. Il n'avait pas besoin de m'en donner l'assurance.

Néanmoins il a tenu à me l'apporter lui-même avant de partir pour la station où l'appelait le soin de sa santé.

Messieurs, je lève mon verre à la ville d'Auxerre, qui me reçoit avec un entrain si cordial et si chaleureux, et j'adresse à son Maire tous mes compliments. Je garderai de la visite que je fais un souvenir ému. Je bois aussi à la démocratie de l'Yonne, aux vaillants vignerons de ce département, qui s'est distingué de tout temps par l'indépendance du caractère et l'ardent amour de la liberté.


(Bravos et applaudissements prolongés. Cris « Vive Combes ! Vive la République ! ».)

Discours de Winston Churchill aux Britanniques(Le 13 Mai 1940)

« Je n’ai rien à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Nous avons devant nous de longs, de très longs mois de lutte et de souffrance. Vous me demandez quelle est notre politique ? Je vous réponds : faire la guerre, sur mer, sur terre et dans les airs, avec toute la puissance et toute la force que Dieu peut nous donner ; faire la guerre contre une tyrannie monstrueuse, qui n’a jamais eu d’égale dans le sombre et lamentable catalogue de crimes humains. Voilà notre politique. Vous me demandez quel est notre but ? Je vous réponds : la victoire, la victoire à tout prix, la victoire malgré toutes les terreurs, la victoire quelque longue et dure puisse être la route : car hors la victoire, il n’est point de survie. »

Discours de Dominique de Villepin (Le 14 Février 2003à l’ONU)

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire général,
Madame et Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Je remercie MM. Blix et El Baradei pour les indications qu'ils viennent de nous fournir sur la poursuite des inspections en Iraq. Je tiens à nouveau à leur exprimer la confiance et le plein soutien de la France dans leur mission.
Vous savez le prix que la France attache, depuis l'origine de la crise iraquienne, à l'unité du Conseil de Sécurité. Cette unité repose aujourd'hui sur deux éléments essentiels :
Nous poursuivons ensemble l'objectif d'un désarmement effectif de l'Iraq. Nous avons en ce domaine une obligation de résultat. Ne mettons pas en doute notre engagement commun en ce sens. Nous assumons collectivement cette lourde responsabilité qui ne doit laisser place ni aux arrière-pensées, ni aux procès d'intention. Soyons clairs : aucun d'entre nous n'éprouve la moindre complaisance à l'égard de Saddam Hussein et du régime iraquien.
En adoptant à l'unanimité la résolution 1441, nous avons collectivement marqué notre accord avec la démarche en deux temps proposée par la France : le choix du désarmement par la voie des inspections et, en cas d'échec de cette stratégie, l'examen par le Conseil de Sécurité de toutes les options, y compris celle du recours à la force. C'est bien dans ce scénario d'échec des inspections, et dans ce cas seulement, que pourrait se justifier une seconde résolution.
La question qui se pose aujourd'hui est simple : considérons-nous en conscience que le désarmement par les missions d'inspection est désormais une voie sans issue ? Ou bien, estimons-nous que les possibilités en matière d'inspection offertes par la résolution 1441 n'ont pas encore été toutes explorées ?
En réponse à cette question, la France a deux convictions:
la première, c'est que l'option des inspections n'a pas été conduite jusqu'à son terme et peut apporter une réponse efficace à l'impératif du désarmement de l'Iraq ; la deuxième, c'est qu'un usage de la force serait si lourd de conséquences pour les hommes, pour la région et pour la stabilité internationale qu'il ne saurait être envisagé qu'en dernière extrémité.
Or, que venons-nous d'entendre, à travers le rapport de MM. Blix et El Baradei ? Nous venons d'entendre que les inspections donnent des résultats. Bien sûr, chacun d'entre nous veut davantage et nous continuerons ensemble à faire pression sur Bagdad pour obtenir plus. Mais les inspections donnent des résultats.
Lors de leurs précédentes interventions au Conseil de sécurité, le 27 janvier, le Président exécutif de la CCVINU et le Directeur général de l'AIEA avaient identifié précisément les domaines dans lesquels des progrès étaient attendus. Sur plusieurs de ces points, des avancées significatives ont été obtenues :
Dans les domaines chimique et biologique, les Iraquiens ont remis de nouveaux documents aux inspecteurs. Ils ont aussi annoncé la création de commissions d'investigation, dirigées par les anciens responsables des programmes d'armements, conformément aux demandes de M. Blix ;
Dans le domaine balistique, les informations fournies par l'Iraq ont permis aux inspecteurs de progresser également. Nous détenons avec précision les capacités réelles du missile Al-Samoud. Maintenant, il convient de procéder au démantèlement des programmes non-autorisés, conformément aux conclusions de M. Blix ;
Dans le domaine nucléaire, des informations utiles ont été transmises à l'AIEA sur les points importants évoqués par M. El Baradei le 27 janvier dernier : l'acquisition d'aimants susceptibles de servir à l'enrichissement d'uranium et la liste des contacts entre l'Iraq et le pays susceptible de lui avoir fourni de l'uranium.
Nous sommes là au cœur de la logique de la résolution 1441, qui doit assurer l'efficacité des inspections grâce à une identification précise des programmes prohibés, puis à leur élimination.
Nous sommes tous conscients que le succès des inspections suppose que nous aboutissions à une coopération pleine et entière de l'Iraq. La France n'a cessé de l'exiger. Des progrès réels commencent à apparaître :
L'Iraq a accepté le survol de son territoire par des appareils de reconnaissance aérienne ; Il a permis que des scientifiques iraquiens soient interrogés sans témoins par les inspecteurs ; un projet de loi prohibant toutes les activités liées aux programmes d'armes de destruction massive est en cours d'adoption, conformément à une demande ancienne des inspecteurs. L'Iraq doit fournir une liste détaillée des experts ayant assisté en 1991 aux destructions des programmes militaires.
La France attend bien entendu que ces engagements soient durablement vérifiés. Au-delà, nous devons maintenir une forte pression sur l'Iraq pour qu'il aille plus loin dans la voie de la coopération.
Ces progrès nous confortent dans la conviction que la voie des inspections peut être efficace. Mais nous ne devons pas nous dissimuler l'ampleur du travail restant à accomplir : des questions doivent être encore élucidées, des vérifications doivent être conduites, des installations ou des matériels doivent sans doute encore être détruits.
Pour ce faire, nous devons donner aux inspections toutes les chances de réussir.
J'ai fait des propositions le 5 février devant le Conseil. Depuis lors, nous les avons précisées dans un document de travail adressé à MM. Blix et El Baradei et communiquées aux membres du Conseil.
Quel est leur esprit ? Il s'agit de propositions pratiques et concrètes, qui peuvent être mises en œuvre rapidement et qui sont destinées à renforcer l'efficacité des opérations d'inspection. Elles s'inscrivent dans le cadre de la résolution 1441 et ne nécessitent par conséquent aucune nouvelle résolution du Conseil. Elles doivent venir à l'appui des efforts menés par MM. Blix et El Baradei. Ils sont naturellement les mieux à même de nous dire celles d'entre elles qu'ils souhaitent retenir pour assurer la meilleure efficacité de leurs travaux. Dans leur rapport, ils nous ont fait des commentaires utiles et opérationnels.
La France a déjà annoncé qu'elle tenait des moyens supplémentaires à la disposition de MM. Blix et El Baradei, à commencer par ses appareils de surveillance aérienne Mirage IV.
Alors oui j'entends bien les critiques :
Il y a ceux qui pensent que dans leur principe, les inspections ne peuvent avoir aucune efficacité. Mais je rappelle que c'est le fondement même de la résolution 1441 et que les inspections donnent des résultats. On peut les juger insuffisantes mais elles sont là.
Il y a ceux qui croient que la poursuite du processus d'inspection serait une sorte de manœuvre de retardement visant à empêcher une intervention militaire. Cela pose naturellement la question du temps imparti à l'Iraq. Nous sommes là au centre des débats. Il y va de notre crédibilité et de notre esprit de responsabilité. Ayons le courage de mettre les choses à plat.
Il y a deux options :
L'option de la guerre peut apparaître a priori la plus rapide. Mais n'oublions pas qu'après avoir gagné la guerre, il faut construire la paix. Et ne nous voilons pas la face : cela sera long et difficile, car il faudra préserver l'unité de l'Iraq, rétablir de manière durable la stabilité dans un pays et une région durement affectés par l'intrusion de la force. Face à de telles perspectives, il y a l'alternative offerte par les inspections, qui permet d'avancer de jour en jour dans la voie d'un désarmement efficace et pacifique de l'Iraq. Au bout du compte, ce choix là n'est-il pas le plus sûr et le plus rapide ?
Personne ne peut donc affirmer aujourd'hui que le chemin de la guerre sera plus court que celui des inspections. Personne ne peut affirmer non plus qu'il pourrait déboucher sur un monde plus sûr, plus juste et plus stable. Car la guerre est toujours la sanction d'un échec. Serait-ce notre seul recours face aux nombreux défis actuels ? Donnons par conséquent aux inspecteurs des Nations Unies le temps nécessaire à la réussite de leur mission. Mais soyons ensemble vigilants et demandons à MM. Blix et El Baradei de faire régulièrement rapport au Conseil. La France, pour sa part, propose un nouveau rendez-vous le 14 mars au niveau ministériel, pour évaluer la situation. Nous pourrons alors juger des progrès effectués et de ceux restant à accomplir.
Dans ce contexte, l'usage de la force ne se justifie pas aujourd'hui. Il y a une alternative à la guerre : désarmer l'Iraq par les inspections. De plus, un recours prématuré à l'option militaire serait lourd de conséquences.
L'autorité de notre action repose aujourd'hui sur l'unité de la communauté internationale. Une intervention militaire prématurée remettrait en cause cette unité, ce qui lui enlèverait sa légitimité et, dans la durée, son efficacité.
Une telle intervention pourrait avoir des conséquences incalculables pour la stabilité de cette région meurtrie et fragile. Elle renforcerait le sentiment d'injustice, aggraverait les tensions et risquerait d'ouvrir la voie à d'autres conflits.
Nous partageons tous une même priorité, celle de combattre sans merci le terrorisme. Ce combat exige une détermination totale. C'est, depuis la tragédie du 11 septembre, l'une de nos responsabilités premières devant nos peuples. Et la France, qui a été durement touchée à plusieurs reprises par ce terrible fléau, est entièrement mobilisée dans cette lutte qui nous concerne tous et que nous devons mener ensemble. C'est le sens de la réunion du Conseil de Sécurité qui s'est tenue le 20 janvier, à l'initiative de la France.
Il y a dix jours, le Secrétaire d'Etat américain, M. Powell, a évoqué des liens supposés entre Al-Qaida et le régime de Bagdad. En l'état actuel de nos recherches et informations menées en liaison avec nos alliés, rien ne nous permet d'établir de tels liens. En revanche, nous devons prendre la mesure de l'impact qu'aurait sur ce plan une action militaire contestée actuellement. Une telle intervention ne risquerait-elle pas d'aggraver les fractures entre les sociétés, entre les cultures, entre les peuples, fractures dont se nourrit le terrorisme ?
La France l'a toujours dit : nous n'excluons pas la possibilité qu'un jour il faille recourir à la force, si les rapports des inspecteurs concluaient à l'impossibilité pour les inspections de se poursuivre. Le Conseil devrait alors se prononcer et ses membres auraient à prendre toutes leurs responsabilités. Et, dans une telle hypothèse, je veux rappeler ici les questions que j'avais soulignées lors de notre dernier débat le 4 février et auxquelles nous devrons bien répondre :
En quoi la nature et l'ampleur de la menace justifient-elles le recours immédiat à la force ?
Comment faire en sorte que les risques considérables d'une telle intervention puissent être réellement maîtrisés ?
En tout état de cause, dans une telle éventualité, c'est bien l'unité de la communauté internationale qui serait la garantie de son efficacité. De même, ce sont bien les Nations Unies qui resteront demain, quoi qu'il arrive, au cœur de la paix à construire.
Monsieur le Président, à ceux qui se demandent avec angoisse quand et comment nous allons céder à la guerre, je voudrais dire que rien, à aucun moment, au sein de ce Conseil de Sécurité, ne sera le fait de la précipitation, de l'incompréhension, de la suspicion ou de la peur.
Dans ce temple des Nations Unies, nous sommes les gardiens d'un idéal, nous sommes les gardiens d'une conscience. La lourde responsabilité et l'immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à donner la priorité au désarmement dans la paix.
Et c'est un vieux pays, la France, d'un vieux continent comme le mien, l'Europe, qui vous le dit aujourd'hui, qui a connu les guerres, l'occupation, la barbarie. Un pays qui n'oublie pas et qui sait tout ce qu'il doit aux combattants de la liberté venus d'Amérique et d'ailleurs. Et qui pourtant n'a cessé de se tenir debout face à l'Histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur.
Je vous remercie

Allocution de M. Nicolas SARKOZY, Président de la République, prononcée à l'Université de Dakar

Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de remercier d'abord le gouvernement et le peuple sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi de remercier l'université de Dakar qui me permet pour la première fois de m'adresser à l'élite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.

Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que l'on doit à des amis que l'on aime et que l'on respecte. J'aime l'Afrique, je respecte et j'aime les Africains.
Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les liens d'une amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. C'est pour cela que j'ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à l'Afrique toute entière.
Je veux, ce soir, m'adresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres, qui n'ont pas la même langue, qui n'ont pas la même religion, qui n'ont pas les mêmes coutumes, qui n'ont pas la même culture, qui n'ont pas la même histoire et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside le premier mystère de l'Afrique.

Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères dans la révolte, frères dans l'espérance, frères dans le sentiment que vous éprouvez d'une destinée commune, frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que l'exil lui-même ne peut effacer.
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l'Afrique. Car l'Afrique n'a pas besoin de mes pleurs.
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour m'apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d'abord entre vos mains. Que feriez-vous, fière jeunesse africaine de ma pitié ?
Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s'efface pas.
Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes.

Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité toute entière.
Et l'homme noir qui éternellement « entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer ». Cet homme noir qui ne peut s'empêcher de se répéter sans fin « Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.
Cette souffrance de l'homme noir, je ne parle pas de l'homme au sens du sexe, je parle de l'homme au sens de l'être humain et bien sûr de la femme et de l'homme dans son acceptation générale. Cette souffrance de l'homme noir, c'est la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans l'âme de l'homme noir est une blessure ouverte dans l'âme de tous les hommes.
Mais nul ne peut demander aux générations d'aujourd'hui d'expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.
Jeunes d'Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et l'esclavage comme des crimes envers l'humanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes.
Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance.
Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non d'oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser.
Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble l'avenir.
Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.
L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant qu'en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu'ils devaient penser, ce qu'ils devaient croire, ce qu'ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l'Afrique.
Ils ont eu tort.
Ils n'ont pas vu la profondeur et la richesse de l'âme africaine. Ils ont cru qu'ils étaient supérieurs, qu'ils étaient plus avancés, qu'ils étaient le progrès, qu'ils étaient la civilisation.
Ils ont eu tort.
Ils ont voulu convertir l'homme africain, ils ont voulu le façonner à leur image, ils ont cru qu'ils avaient tous les droits, ils ont cru qu'ils étaient tout puissants, plus puissants que les dieux de l'Afrique, plus puissants que l'âme africaine, plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient tissés patiemment pendant des millénaires avec le ciel et la terre d'Afrique, plus puissants que les mystères qui venaient du fond des âges.
Ils ont eu tort.
Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale.
Ils ont eu tort.
Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l'ouverture aux autres, l'échange, le partage parce que pour s'ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir.
Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.
Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs.
Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l'aliénation. Ils croyaient briser les chaînes de l'obscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car c'étaient les esprits, c'étaient les âmes qui étaient asservis. Ils croyaient donner l'amour sans voir qu'ils semaient la révolte et la haine.
La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle n'est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution.
Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait autant.
La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l'estime de soi et fit naître dans son cœur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres.
La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette idée me tient particulièrement à cœur.
La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.
Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour sa liberté.
Nul ne peut faire comme si rien n'était arrivé.
Nul ne peut faire comme si cette faute n'avait pas été commise.
Nul ne peut faire comme si cette histoire n'avait pas eu lieu.
Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé l'homme africain et l'homme européen.
Jeunes d'Afrique, vous êtes les héritiers des plus vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers de tout ce que l'Occident a déposé dans le cœur et dans l'âme de l'Afrique.
Jeunes d'Afrique, la civilisation européenne a eu tort de se croire supérieure à celle de vos ancêtres, mais désormais la civilisation européenne vous appartient aussi.
Jeunes d'Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce qu'elle est une maladie, une maladie de l'intelligence, et qui est ce qu'il y a de plus dangereux au monde.
Jeunes d'Afrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas d'une part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.
Je veux vous dire, jeunes d'Afrique, que le drame de l'Afrique n'est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de l'art, de la pensée et de la culture, c'est l'Occident qui s'est mis à l'école de l'Afrique.
L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence de l'Afrique a contribué à changer non seulement l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.
Je veux donc dire, à la jeunesse d'Afrique, que le drame de l'Afrique ne vient pas de ce que l'âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l'homme africain est aussi logique et raisonnable que l'homme européen.
C'est en puisant dans l'imaginaire africain que vous ont légué vos ancêtres, c'est en puisant dans les contes, dans les proverbes, dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis l'aube des temps, se transmettent et s'enrichissent de génération en génération que vous trouverez l'imagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre, où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes d'Afrique d'être vous-mêmes, libres de décider par vous-mêmes.
Je suis venu vous dire que vous n'avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu'elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu'elles sont un antidote au matérialisme et à l'individualisme qui asservissent l'homme moderne, qu'elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l'aplatissement du monde.
Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.
Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou non d'en faire la synthèse.
Mais je suis aussi venu vous dire qu'il y a en vous, jeunes d'Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l'Afrique et celle de l'Europe.
Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner des leçons.
Je ne suis pas venu vous faire la morale.
Mais je suis venu vous dire que la part d'Europe qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas indigne.
Car elle est l'appel de la liberté, de l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les hommes.
Car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelles.
Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.
Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance.
Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin.
Le problème de l'Afrique et permettez à un ami de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire. C'est de puiser en elle l'énergie, la force, l'envie, la volonté d'écouter et d'épouser sa propre histoire.
Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu'il n'a jamais existé.
Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance.
Le problème de l'Afrique, c'est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.
Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de s'inventer un passé plus ou moins mythique pour s'aider à supporter le présent mais de s'inventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres.
Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de se préparer au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment se répéter, mais de vouloir se donner les moyens de conjurer le malheur, car l'Afrique a le droit au bonheur comme tous les autres continents du monde.
Le problème de l'Afrique, c'est de rester fidèle à elle-même sans rester immobile.
Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à regarder son accession à l'universel non comme un reniement de ce qu'elle est mais comme un accomplissement.
Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans toutes les civilisations humaines.
C'est de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.
C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine.
Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que l'enfermement est mortel.
Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l'esprit humain.
La faiblesse de l'Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, l'Afrique, ce désengagement du monde qui l'a rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, l'Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de l'Afrique au moment où émerge la première civilisation mondiale.
La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire.
Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui ne savent opposer à l'intolérance que l'intolérance, au racisme que le racisme.
Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d'une histoire qui vous appartient aussi parce qu'elle fut l'histoire douloureuse de vos parents, de vos grands-parents et de vos aïeux.
N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent faire sortir l'Afrique de l'histoire au nom de la tradition parce qu'une Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la servitude.
N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous empêcher de prendre votre part dans l'aventure humaine, parce que sans vous, jeunes d'Afrique qui êtes la jeunesse du monde, l'aventure humaine sera moins belle.
N'écoutez pas jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine, parce que pour échanger il faut avoir quelque chose à donner, parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur dire.
Ecoutez plutôt, jeunes d'Afrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier les héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de l'histoire avaient placé l'Afrique.
Il disait, lui l'enfant de Joal, qui avait été bercé par les rhapsodies des griots, il disait : « nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s'adresse aussi aux Français et aux autres hommes ».
Il disait aussi : « le français nous a fait don de ses mots abstraits -si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit ».
Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l'humanité comprend d'intelligence. Ce grand poète et ce grand Africain voulait que l'Afrique se mit à parler à toute l'humanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes.
Ces poèmes étaient des chants qui parlaient, à tous les hommes, d'êtres fabuleux qui gardent des fontaines, chantent dans les rivières et qui se cachent dans les arbres.
Des poèmes qui leur faisaient entendre les voix des morts du village et des ancêtres.
Des poèmes qui faisaient traverser des forêts de symboles et remonter jusqu'aux sources de la mémoire ancestrale que chaque peuple garde au fond de sa conscience comme l'adulte garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de l'enfance.
Car chaque peuple a connu ce temps de l'éternel présent, où il cherchait non à dominer l'univers mais à vivre en harmonie avec l'univers. Temps de la sensation, de l'instinct, de l'intuition. Temps du mystère et de l'initiation. Temps mystique où le sacré était partout, où tout était signes et correspondances. C'est le temps des magiciens, des sorciers et des chamanes. Le temps de la parole qui était grande, parce qu'elle se respecte et se répète de génération en génération, et transmet, de siècle en siècle, des légendes aussi anciennes que les dieux.
L'Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre qu'ils avaient partagé la même enfance. L'Afrique en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin, ce besoin auquel je crois moi-même tant, ce besoin de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin d'être en harmonie plutôt que d'être en conquête.
Ceux qui jugent la culture africaine arriérée, ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants, tous ceux-là ont oublié que la Grèce antique qui nous a tant appris sur l'usage de la raison avait aussi ses sorciers, ses devins, ses cultes à mystères, ses sociétés secrètes, ses bois sacrés et sa mythologie qui venait du fond des âges et dans laquelle nous puisons encore, aujourd'hui, un inestimable trésor de sagesse humaine.
L'Afrique qui a aussi ses grands poèmes dramatiques et ses légendes tragiques, en écoutant Sophocle, a entendu une voix plus familière qu'elle ne l'aurait crû et l'Occident a reconnu dans l'art africain des formes de beauté qui avaient jadis été les siennes et qu'il éprouvait le besoin de ressusciter.
Alors entendez, jeunes d'Afrique, combien Rimbaud est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme tes ancêtres en mettaient sur leurs masques, « masque noir, masque rouge, masque blanc–et-noir ».
Ouvrez les yeux, jeunes d'Afrique, et ne regardez plus, comme l'ont fait trop souvent vos aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité mais la civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient aussi.
Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors commencera ce que j'appelle de mes vœux, la Renaissance africaine.
Dès lors que vous proclamerez que l'homme africain n'est pas voué à un destin qui serait fatalement tragique et que, partout en Afrique, il ne saurait y avoir d'autre but que le bonheur, alors commencera la Renaissance africaine.
Dès lors que vous, jeunes d'Afrique, vous déclarerez qu'il ne saurait y avoir d'autres finalités pour une politique africaine que l'unité de l'Afrique et l'unité du genre humain, alors commencera la Renaissance africaine.
Dès lors que vous regarderez bien en face la réalité de l'Afrique et que vous la prendrez à bras le corps, alors commencera la Renaissance africaine. Car le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause.
Et ce mythe empêche de regarder en face la réalité de l'Afrique.
La réalité de l'Afrique, c'est une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible.
La réalité de l'Afrique, c'est encore trop de famine, trop de misère.
La réalité de l'Afrique, c'est la rareté qui suscite la violence.
La réalité de l'Afrique, c'est le développement qui ne va pas assez vite, c'est l'agriculture qui ne produit pas assez, c'est le manque de routes, c'est le manque d'écoles, c'est le manque d'hôpitaux.
La réalité de l'Afrique, c'est un grand gaspillage d'énergie, de courage, de talents, d'intelligence.
La réalité de l'Afrique, c'est celle d'un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu'il n'arrive pas à se libérer de ses mythes.
La Renaissance dont l'Afrique a besoin, vous seuls, Jeunes d'Afrique, vous pouvez l'accomplir parce que vous seuls en aurez la force.
Cette Renaissance, je suis venu vous la proposer. Je suis venu vous la proposer pour que nous l'accomplissions ensemble parce que de la Renaissance de l'Afrique dépend pour une large part la Renaissance de l'Europe et la Renaissance du monde.
Je sais l'envie de partir qu'éprouvent un si grand nombre d'entre vous confrontés aux difficultés de l'Afrique.
Je sais la tentation de l'exil qui pousse tant de jeunes Africains à aller chercher ailleurs ce qu'ils ne trouvent pas ici pour faire vivre leur famille.
Je sais ce qu'il faut de volonté, ce qu'il faut de courage pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre où l'on est né, où l'on a grandi, pour laisser derrière soi les lieux familiers où l'on a été heureux, l'amour d'une mère, d'un père ou d'un frère et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire qui sont si forts en Afrique.
Je sais ce qu'il faut de force d'âme pour affronter le dépaysement, l'éloignement, la solitude.
Je sais ce que la plupart d'entre eux doivent affronter comme épreuves, comme difficultés, comme risques.
Je sais qu'ils iront parfois jusqu'à risquer leur vie pour aller jusqu'au bout de ce qu'ils croient être leur rêve.
Mais je sais que rien ne les retiendra.
Car rien ne retient jamais la jeunesse quand elle se croit portée par ses rêves.
Je ne crois pas que la jeunesse africaine ne soit poussée à partir que pour fuir la misère.
Je crois que la jeunesse africaine s'en va parce que, comme toutes les jeunesses, elle veut conquérir le monde.
Comme toutes les jeunesses, elle a le goût de l'aventure et du grand large.
Elle veut aller voir comment on vit, comment on pense, comment on travaille, comment on étudie ailleurs.
L'Afrique n'accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse. Mais l'Afrique a besoin de sa jeunesse.
La Renaissance de l'Afrique commencera en apprenant à la jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le refuser.
La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que le monde lui appartient comme à toutes les jeunesses de la terre.
La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que tout deviendra possible comme tout semblait possible aux hommes de la Renaissance.
Alors, je sais bien que la jeunesse africaine, ne doit pas être la seule jeunesse du monde assignée à résidence. Elle ne peut pas être la seule jeunesse du monde qui n'a le choix qu'entre la clandestinité et le repliement sur soi.
Elle doit pouvoir acquérir, hors d'Afrique la compétence et le savoir qu'elle ne trouverait pas chez elle.
Mais elle doit aussi à la terre africaine de mettre à son service les talents qu'elle aura développés. Il faut revenir bâtir l'Afrique ; il faut lui apporter le savoir, la compétence le dynamisme de ses cadres. Il faut mettre un terme au pillage des élites africaines dont l'Afrique a besoin pour se développer.
Ce que veut la jeunesse africaine c'est de ne pas être à la merci des passeurs sans scrupules qui jouent avec votre vie.
Ce que veut la jeunesse d'Afrique, c'est que sa dignité soit préservée.
C'est pouvoir faire des études, c'est pouvoir travailler, c'est pouvoir vivre décemment. C'est au fond, ce que veut toute l'Afrique. L'Afrique ne veut pas de la charité. L'Afrique ne veut pas d'aide. L'Afrique ne veut pas de passe-droit.
Ce que veut l'Afrique et ce qu'il faut lui donner, c'est la solidarité, la compréhension et le respect.
Ce que veut l'Afrique, ce n'est pas que l'on prenne son avenir en main, ce n'est pas que l'on pense à sa place, ce n'est pas que l'on décide à sa place.
Ce que veut l'Afrique est ce que veut la France, c'est la coopération, c'est l'association, c'est le partenariat entre des nations égales en droits et en devoirs.
Jeunesse africaine, vous voulez la démocratie, vous voulez la liberté, vous voulez la justice, vous voulez le Droit ? C'est à vous d'en décider. La France ne décidera pas à votre place. Mais si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le Droit, alors la France s'associera à vous pour les construire.
Jeunes d'Afrique, la mondialisation telle qu'elle se fait ne vous plaît pas. L'Afrique a payé trop cher le mirage du collectivisme et du progressisme pour céder à celui du laisser-faire.
Jeunes d'Afrique vous croyez que le libre échange est bénéfique mais que ce n'est pas une religion. Vous croyez que la concurrence est un moyen mais que ce n'est pas une fin en soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez qu'à être trop naïve, l'Afrique serait condamnée à devenir la proie des prédateurs du monde entier. Et cela vous ne le voulez pas. Vous voulez une autre mondialisation, avec plus d'humanité, avec plus de justice, avec plus de règles.
Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut se battre avec l'Europe, elle veut se battre avec l'Afrique, elle veut se battre avec tous ceux, qui dans le monde, veulent changer la mondialisation. Si l'Afrique, la France et l'Europe le veulent ensemble, alors nous réussirons. Mais nous ne pouvons pas exprimer une volonté à votre place.
Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement, vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie.
Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que cessent l'arbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que l'argent soit investi au lieu d'être détourné ? Voulez-vous que l'État se remette à faire son métier, qu'il soit allégé des bureaucraties qui l'étouffent, qu'il soit libéré du parasitisme, du clientélisme, que son autorité soit restaurée, qu'il domine les féodalités, qu'il domine les corporatismes ? Voulez-vous que partout règne l'État de droit qui permet à chacun de savoir raisonnablement ce qu'il peut attendre des autres ?
Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour l'exiger, mais personne ne le voudra à votre place.
Voulez-vous qu'il n'y ait plus de famine sur la terre africaine ? Voulez-vous que, sur la terre africaine, il n'y ait plus jamais un seul enfant qui meure de faim ? Alors cherchez l'autosuffisance alimentaire. Alors développez les cultures vivrières. L'Afrique a d'abord besoin de produire pour se nourrir. Si c'est ce que vous voulez, jeunes d'Afrique, vous tenez entre vos mains l'avenir de l'Afrique, et la France travaillera avec vous pour bâtir cet avenir.
Vous voulez lutter contre la pollution ? Vous voulez que le développement soit durable ? Vous voulez que les générations actuelles ne vivent plus au détriment des générations futures ? Vous voulez que chacun paye le véritable coût de ce qu'il consomme ? Vous voulez développer les technologies propres ? C'est à vous de le décider. Mais si vous le décidez, la France sera à vos côtés.
Vous voulez la paix sur le continent africain ? Vous voulez la sécurité collective ? Vous voulez le règlement pacifique des conflits ? Vous voulez mettre fin au cycle infernal de la vengeance et de la haine ? C'est à vous, mes amis africains, de le décider . Et si vous le décidez, la France sera à vos côtés, comme une amie indéfectible, mais la France ne peut pas vouloir à la place de la jeunesse d'Afrique.
Vous voulez l'unité africaine ? La France le souhaite aussi.
Parce que la France souhaite l'unité de l'Afrique, car l'unité de l'Afrique rendra l'Afrique aux Africains.
Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est regarder en face les réalités. C'est faire la politique des réalités et non plus la politique des mythes.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est le co-développement, c'est-à-dire le développement partagé.
La France veut avec l'Afrique des projets communs, des pôles de compétitivité communs, des universités communes, des laboratoires communs.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est élaborer une stratégie commune dans la mondialisation.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une politique d'immigration négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine puisse être accueillie en France et dans toute l'Europe avec dignité et avec respect.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur.
Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est préparer l'avènement de l'Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l'Europe et l'Afrique.
A ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance ce grand projet de l'Union Méditerranéenne que la France a proposé à tous les pays riverains de la Méditerranée, je veux dire que, dans l'esprit de la France, il ne s'agit nullement de mettre à l'écart l'Afrique, qui s'étend au sud du Sahara mais, qu'au contraire, il s'agit de faire de cette Union le pivot de l'Eurafrique, la première étape du plus grand rêve de paix et de prospérité qu'Européens et Africains sont capables de concevoir ensemble.
Alors, mes chers Amis, alors seulement, l'enfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra qu'il peut lever la tête et regarder avec confiance l'avenir. Et cet enfant noir de Camara Laye, il sentira réconciliées en lui les deux parts de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous les autres hommes de l'humanité.
Je vous remercie.

Danton, Dernier discours avant d'être guillotiné

« ... nos vies n'auront pas été vécues en vain. »« Nous avons brisé la tyrannie des privilèges en abolissant ces pouvoirs auxquels n'avait droit aucun homme. Nous avons mis fin au monopole de la naissance et de la fortune dans tous ces grands offices de l'État, dans nos églises, dans nos armées. Nous avons déclaré que l'homme le plus humble de ce pays est l'égal des plus grands. Cette liberté que nous avons acquise pour nous-mêmes, nous l'avons affectée aux esclaves et nous confions au monde la mission de bâtir l'avenir sur l'espoir que nous avons fait naître. C'est plus qu'une victoire dans une bataille, plus que les épées et les canons et toutes les cavaleries de l'Europe. Cette inspiration, ce souffle pour tous les hommes, partout en tout lieu, cet appétit, cette soif de liberté, jamais personne ne pourra l'étouffer. Nos vies n'auront pas été inutiles, nos vies n'auront pas été vécues en vain. ».